Siège B15. Côté couloir

           

Siège B15. Côté couloir. J’avais pourtant bien précisé côté hublot ! Les services des compagnies aériennes sont vraiment de pire en pire ! En plus, mon voisin pue la sueur ! Encore 10 heures jusqu’à Bornéo. Pfff, ce trajet s’annonce bien long ! J’ai hâte d’atterrir pour commencer mon travail. Quelle perte de temps, ces trajets en avion ! Oh bon sang, mais qu’est-ce qu’il pue ce type ! Et ces cheveux gras, non mais regardez-moi ces cheveux gras ! Connait pas le shampoing lui, c’est pas possible ! La prochaine fois, je demanderai au père un jet privé. Quelle plaie de voyager comme ça ! Bon, un peu de sérieux, il faut que je me concentre sur mon dossier, je veux être parfait pour ma première grande mission. La carte ? Check ! Je maîtrise chaque cm² de forêt malaisienne. L’itinéraire ? Check ! Tellement étudié que je pourrai me repérer sans lui ! Des mois que je me prépare. Je suis plus que prêt. O-pé-ra-tio-n-nel !

Siège A15. Côté hublot. La Terre vue du ciel est resplendissante. Je ne me lasserai jamais d’un tel spectacle. Les fleuves paraissent ruisseaux et les forêts semblent buissons. Et pourtant, au loin, l’horizon est infini. Face à cette immensité, je me sens si petit, si fragile, plus humain peut-être. Je n’aime pas beaucoup prendre l’avion – trop technologique, trop polluant – mais pourtant je dois bien l’avouer, je savoure chaque instant passé à contempler le paysage. Sentiments mêlés de honte et d’admiration face à la nature. Depuis quelques minutes, mon siège vibre, perturbant mes réflexions. A ma droite, un homme d’une vingtaine d’années ne cesse de s’agiter. Il n’a pas répondu à mon salut en s’installant tout à l’heure. C’est dommage. Tiens, il allume son ordinateur. Je n’y connais pas grand-chose, mais ce modèle me semble assez récent. Que regarde-t-il ? Une carte ? Oui, je reconnais bien l’endroit, c’est la vallée de Danum. Ce gringalet trop bien coiffé dans la plus luxuriante forêt tropicale de Malaisie ! Dépaysement assuré ! Bon, je crois bien qu’il va falloir que je me lève : l’appel de ma vessie devient de plus en plus clair. Je vais devoir déranger le grand aventurier !    

– Excusez-moi, est-ce que je peux passer ? Il faut vraiment que j’aille aux toilettes.

– Pouviez pas anticiper, non ? Je bosse, là !

–  Oh ! Cool man ! Je peux aussi faire ça entre nos sièges, si tu préfères !

– Ouais, ouais, c’est bon, vas-y !

Incroyable ! Quel égoïsme ! Quelle prétention ! Je ne pensais pas que de telles personnes pouvaient exister ! Effectivement, ce type n’a rien à faire à Bornéo ! Bon, d’abord je m’occupe de ma vessie et ensuite je m’occuperai de lui.

Siège B15. Non mais quel con, ce mec ! En plus de puer et d’avoir les cheveux gras, il me dérange pour un rien ! Sérieux, ça se voit qu’il ne bosse pas, lui ! Bon, où en étais-je ? Ah oui, les forêts malaisiennes. D’après de nouvelles recherches, leur sous-sol regorgerait de minerais : étain, cuivre, aluminium, tantale, cadmium, indium… De l’or en barre ! Ma mission : repérer les zones exploitables et anticiper l’évacuation de la population locale. En évitant les conflits, bien évidemment. Négocier ? C’est ma spécialité. D’ici quinze jours, les forestiers pourront démarrer le défrichage et les mineurs pourront enfin commencer leur travail, hop hop hop, à nous les richesses ! C’est le père qui va être content ! D’ici un mois je pourrai me la couler douce aux Canaries, peinard au soleil, à boire des cocktails toute la journée… j’espère qu’il y aura d’la gonzesse ! … Tiens, rev’là l’autre crado ! J’espère qu’il ne s’est pas pissé dessus. S’il y a bien une odeur que je ne supporte pas en plus de la sueur, c’est bien celle de l’urine ! Allez, vas-y, c’est ça, assieds-toi et surtout ne remue pas ta crasse, merci ! Eh, ne me touche pas !

– Excuse-moi, mais je crois qu’on a mal démarré tous les deux. Il reste tout de même dix heures avant d’arriver à Bornéo, alors ce serait mieux si on pouvait au moins se parler un peu plus sereinement. Je risque de devoir me lever plusieurs fois pendant le trajet, alors… bon, enfin, je me présente, je m’appelle Max. Et toi ?

Non mais je rêve ?! Il ne voudrait quand même pas que je lui serre la main, attends voir… peut-on appeler ça une main ? Ces cinq boudins pleins de boue ?! Oh, pourvu que ça ne soit que de la boue !

– Tu déranges souvent les gens quand ils bossent ?

– Sur ta carte, là, il y a une erreur.

– Pardon ?

– Là, il y a une erreur.

– Comment ça une erreur ?

– Le campement, là, il n’existe plus.

– Ouais, ouais, c’est ça…

– Tu devais retrouver Miguel, j’imagine ?

– Attends deux secondes, comment tu sais ça, toi ? Comment tu connais le campement ?

– J’y vivais.

– Raconte !

– Ton prénom d’abord. Mon histoire ensuite.

– T’es lourd.

– Tant pis pour toi.

– … JB.

– Jean-Baptiste ?

– Tu connais beaucoup d’autres prénoms qui commencent par un J et un B ?

– Oh tu sais, je ne m’étonne plus de rien, avec les Jean on met tout ce qu’on veut derrière… Jean-Blaise, Jean-Bastien, Jean-Barnabé, Jean-Basile, Jean-Bryan…

– Ça va, tu vas pas tous nous les faire non plus ! Allez, raconte maintenant !

– Ok, Jean-Bernard !

– Qu’il est comique !

– Il y a plus de dix ans, je suis parti voyager en Indonésie. Comme ça, sur un coup de tête. Pour voir. Et puis, j’y suis resté.

– Tu t’es trouvé une meuf ? J’espère qu’elle est bien roulée !

– Incroyablement belle.

– Ah, j’le savais !

– A ses côtés, j’ai passé les dix plus belles années de ma vie. Je pouvais la contempler chaque jour, sans jamais me lasser. Chaque jour, elle me surprenait davantage. Plus je passais de temps avec elle, plus je me rendais compte à quel point j’étais loin de la comprendre, loin de la connaître parfaitement. Et plus elle me fascinait, plus elle m’obnubilait. Je ne pensais qu’à elle, je ne pouvais plus vivre sans elle. J’aurais tout fait pour la savoir heureuse, épanouie, vivante.

– Oh, le mec, relou ! Trop amoureux ! Tu sais que les meufs elles n’aiment pas les mecs trop romantiques, ça ne m’étonne pas qu’elle t’ait largué !

– Ce n’est pas elle qui m’a largué. C’est moi qui n’ai pas su la protéger.

– Quoi ? Elle est morte ?

– Presque.

– Malade ?

– Oui, gravement.

– Un cancer ?! Oh putain, ta meuf a un cancer ! Chaud ! C’est pour ça que t’es rentré en France ? Pour lui trouver des médicaments ? Non mais t’espères quand même pas la sauver si elle est restée là-bas ? Faut la rapatrier à Paris, ta gonz’ !

– C’est plus compliqué que ça.

– Bon, tout ça c’est bien beau, mais l’histoire du preux chevalier qui vole pour sauver sa princesse, ça va bien cinq minutes. On peut reparler du campement ? C’est que je suis censé avoir rendez-vous là-bas avec Miguel dès demain. Qu’est-ce que je vais faire s’il n’est pas là ? T’as des détails à me donner ?

– Je te l’ai dit, il n’y a plus de campement. Je n’ai pas eu de nouvelles de Miguel depuis un moment, mais je suis sûr qu’il n’est plus là-bas. Il n’y a plus personne là-bas.

– Je ne te crois pas !

– Je ne te demande pas de me croire. Je te dis ce que je sais, c’est tout. D’ailleurs, tu étais censé faire quoi là-bas ?

– Top secret.

– Top secret, top secret, la discrétion, ça ne te connait pas, mon p’tit gars ! Tes cartes, ton itinéraire, ton logo  Futuratech  en gros sur ta machine…

– Hé, mais c’est de l’espionnage !

– Non, juste de la curiosité.

– Mmm… Eh bien, tu vois, je bosse pour la boîte de mon père : Futuratech.

– Et ?

– Et quoi ? Tu connais pas ?

– Je suis peu sorti de la forêt depuis dix ans.

– C’est l’une des boîtes les plus connues au monde ! C’est grâce à nous que tu as ton smartphone, ton PC, ta tablette, … tout le numérique !

– Je n’ai rien de tout ça.

– Rien ? Sérieux ? Mais c’est pas possible ! Tu sors d’où ?

– De la vallée de Danum.

– T’es au courant qu’on est au XXIème siècle ?!

– Oui.

– C’est pas possible de vivre sans ça aujourd’hui !

– Si.

– J’hallucine ! Non mais j’hallucine !!

– Et ton rôle dans cette boîte ?

– Eh bien, tu vois, pour fabriquer ces petites merveilles de technologie, on a besoin de minerais très particuliers, qu’on  retrouve dans les sous-sols de certaines forêts tropicales. L’Amazonie par exemple, mais il y a trop de militants écolos là-bas, alors notre nouvelle cible, c’est la Malaisie ! Tout le monde s’en fout de la Malaisie ! Et moi, mon rôle, c’est de rejoindre Miguel pour négocier l’exploitation de la forêt par Futuratech.

– Quelle mission excitante !

– Oui, je suis d’accord !

– J’étais ironique.

– T’es écolo, c’est ça ?

– Dis-moi, JB… Tu sais ce que c’est qu’un cancer ?

– La maladie de ta meuf ?

– Tu sais ou tu sais pas ?

– J’sais pas exactement. Y’a pleins de personnes qui en meurent chaque jour. C’est ça ?

– Un cancer, c’est un gros tas de cellules qui prolifèrent de façon totalement incontrôlée. Et tu sais comment il démarre ? Avec une seule cellule. Une seule et unique petite cellule, bien inoffensive, qui aurait dû être tuée, mais que le corps n’a pas su tuer. Et à cause de cette toute petite cellule, qui en veut plus gros qu’elle, c’est d’abord un organe, puis deux, puis l’ensemble du corps qui finit par être détruit. Ta mission, JB, elle va commencer par détruire un arbre, puis deux, puis des centaines, peut-être même des milliers… Ta mission, elle atteindra le cœur d’un écosystème forestier richissime en biodiversité : bananiers, fougères arborescentes, orchidées, lianes… Ta mission, elle va provoquer l’extermination des animaux qui peuplent cette forêt : orang-outans, aras, léopards, fourmiliers, tapirs, chimpanzés, pythons, colibris,… jusqu’à la plus petite des fourmis. Ta mission, elle va déclencher une dérégulation du cycle de l’eau et à terme celle de tous les climats de la planète. Autrement dit : la fin de la vie sur terre telle que nous la connaissons.

– Attends, j’entends bien là ? T’es quand même pas en train de me comparer à une cellule cancéreuse ? 

– Ta mission consiste à détruire des milliards d’êtres vivants : tu n’es pas une cellule cancéreuse, tu es bien pire que cela car désormais tu le fais de façon volontaire et consciente.

– Et tu crois que c’est ton discours d’écolo à deux balles qui me fera changer d’avis ? T’es quoi toi ? Une espèce d’anticorps planétaire ? Un « globule blanc terrestre » ? Ah mais je vois où tu veux en venir, tu veux me décourager !

– Tu te dis incapable de vivre sans ta technologie, mais crois-moi, c’est un leurre. Réfléchis bien. Vivre ? C’est quoi pour toi ? Pour moi, vivre, c’est d’abord un corps avec un cœur, deux poumons, un cerveau, des muscles. Et puis il faut du dioxygène pour alimenter tout ça. Et tu sais d’où il vient ? Crois-moi, on peut vivre sans technologie, mais pas sans dioxygène. Pas sans ceux qui le produisent. C’est-à-dire pas sans les arbres. Pas sans la forêt…

Dis-moi ,JB, tu es déjà tombé amoureux ?

– Euh, c’est quoi le lien là ? J’capte pas !

– Tu ferais quoi par amour ? Moi, je suis prêt à tout. Y compris à tuer. Alors écoute moi bien mon p’tit gars, quand tu descendras de cet avion, tu auras deux options. Soit tu prends aussitôt un autre avion qui te ramène à Paris, soit non, mais je ne suis pas sûr que cette compagnie accepte le rapatriement des cadavres.

– C’est une vanne ? Oh, c’est une caméra cachée, c’est ça ? 

– J’ai l’air de rire ?

– T’étais pas censé t’occuper de ta princesse ?

– C’est exactement ce que je suis en train de faire.

– Arrête mec, tu me fais pas peur ! T’es pas un assassin quand même ?

– Réfléchis, si je te tue, je sauve la forêt et les milliards d’êtres vivants qu’elle abrite. Si je te laisse vivre, je participe au génocide de la planète. Alors dis-moi maintenant, quel choix est le moins meurtrier ? Qui de nous deux est le véritable tueur ?

– T’es fou ? Tu délires ? C’est ça ? Tu délires ?

Aaaaahhhh ! Ouaw, quel cauchemar ! Je ne me souvenais même pas m’être assoupi. Ces vols sont vraiment trop longs ! Mince alors, le type de mon rêve, c’est bien lui, l’autre puant. Ça va, il dort. Il a l’air inoffensif. Dire que j’ai rêvé qu’il voulait me tuer ! Ce cinglé me comparait à une cellule cancéreuse ! C’est vrai qu’il a une drôle de tête, mais tout de même, de là à vouloir m’assassiner pour sauver sa femme-forêt atteinte d’un cancer… Quelle idée ! Je dois être un peu surmené en ce moment… Je vais peut-être profiter du temps qu’il reste pour me reposer un peu… Tout de même, cette histoire d’amour de femme-forêt, c’est chelou…

Aéroport de Bornéo.

– Allô ? Miguel ? C’est Max ! Je te rejoins au campement d’ici une heure. Mission GBT7 accomplie.

– Tu l’as fait finalement ? Et tes doutes ?

– Dissous aussitôt après l’avoir entendu parler. C’était un égoïste prétentieux, il en puait !

– Comment t’as fait pour la dose ?

– Je suis passé juste devant lui en revenant des toilettes, il n’a rien senti. Enfin, sauf l’odeur. Ce produit sent vraiment mauvais, j’ai dû en verser quelques gouttes sur mes vêtements en le préparant. Ça a failli me trahir, le mec n’arrêtait pas de se mettre la main sur le nez !

– Et le dosage ?

– Suffisant ! Il a dormi plus d’une heure, ça l’a bien travaillé, crois-moi, il était tout pâle en se réveillant. Tout a bien fonctionné, trop bien peut-être… il a prononcé « globules blancs terrestres ».

– Merde, tu crois qu’il nous a découverts ?

– Non, mais il faudra veiller à ça la prochaine fois, la connexion cérébrale était peut-être plus forte que je ne le pensais. Tu l’aurais vu trembler comme une feuille au moment des menaces… pas si serein que ça le fils à papa ! Enfin, le principal est là, un de plus qui ne touchera pas à la forêt.

– Tu es certain qu’il a changé d’avis ? Franchement, Max, comment peux-tu être sûr que cet état hypnotique influencé est 100 %  fiable ? Par moment, tes méthodes pacifistes m’inquiètent…

– J’en suis sûr… Il a laissé son ordinateur dans l’avion.

Mathilde Poiraud

Nouvelle lauréate du concours de nouvelles d’unmondemeilleur.info

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