Mue imaginale *

                                                                                              La mer est d’huile,

                                                                                              La toile de lin apprêtée.

                                                                                              L’azur, une voile.

                        Le silence.

Ce moment suspendu au milieu de la lande, à cette heure particulière où, dans les premiers rayons du soleil, les oiseaux, l’air hagard, se réchauffent doucement.

Le rendez-vous préféré – ou presque – de cette svelte silhouette ambrée sous les ors du levant, qui marche au rythme des vagues dont le ressac s’est lentement éteint, avalé par les falaises érodées.

Sous les pas de Mélissa – c’est le nom de cette Grâce – le microcosme est en état d’alerte. Les gouttes de rosée s’écrasent lourdement sur le sol telles des bolides capables de fracasser de solides carapaces et de noyer les plus combattantes des fourmis éclaireuses.

Les ailes encore froissées, des papillons s’élancent pour leur premier et peut-être unique vol, portés par des effluves mellifères obsédants.

Sur de petits escarpements rocheux, la faune est aux aguets. Les plus soucieux ont détalé à vive allure pour trouver refuge dans quelques anfractuosités de la roche saillante. Ils ressortiront quand le martèlement de ses pas sur le sol ne sera même plus un souvenir.

Le trajet depuis la petite crique, où flotte la ferme marémotrice de ses parents, jusqu’à la ville a cessé depuis quelques années de rétrécir. Le trait de côte semble stabilisé. La nature a reconquis les friches industrielles, vestiges désuets des temps absurdes enfin révolus.

Elle poursuit sa progression dans cet espace en transition en fredonnant une chanson de son enfance.

Grand pèr’ dit qu’ici le vent,

par dessus les chants, les oraisons,

portait les soupirs des amants,

au-delà des murs de la raison.

Bientôt les murs des pavillons dominent l’horizon, coiffent de leur toiture photoélectrique les houppiers des arbres des vergers, étouffant le bourdonnement incessant des insectes pollinisateurs. Entrée dans l’enceinte pavillonnaire, c’est le ronronnement d’un véhicule électrique autonome qui l’accueille et lui propose ses services qu’elle décline.

Mélissa aime marcher.

« Marcher c’est penser, marcher c’est rêver », dit-elle. Et elle trotte, petite ritournelle entraînante, attirant les regards flatteurs et, sûrement, ici ou là, quelques rancœurs.

Elle longe la clôture de l’école sous les grands arbres de la cour de récré. C’est là aussi qu’elle a appris à rêver quand, dans la classe, on enseignait comment réaliser ses aspirations. Au bout d’un raidillon, sur un promontoire protégé des vents par d’épaisses broussailles, elle contemple les reflets irisés dansants sur l’écume mousseuse.

Grand mère me dit qu’avant,

les voiles glissaient sur l’horizon.

Les marins et leurs parents,

lisaient le ciel et les saisons.

A cette pensée elle remercie intérieurement ses ancêtres qui, au siècle dernier, ont réalisé la fragilité de leur situation ; passagers clandestins d’une petite planète pourfendant l’éther glacé à près d’un million de kilomètres à l’heure, à la merci des éléments hostiles. Depuis, leurs descendants vivent autrement ; la recherche d’un présent à chaque instant plus riche a cédé la place à l’envie d’un futur possible et plaisant. Le désir de cultiver des petites parcelles d’humanité a repeint la toile craquelée des activités mercantiles aux penchants mortifères.

Elle n’était pas obligée de passer par ce poste d’observation, mais marcher c’est aussi mesurer, et ce détour quotidien lui donne la mesure du temps et de l’espace qu’elle a parcouru depuis l’enfance, comme autant de petits cailloux déposés sur la trame de la vie qui forment peu à peu un cairn ; un repère salvateur pour les voyageurs de demain.

Si elle savait peindre, c’est ici qu’elle puiserait son inspiration. Mais son truc à elle, c’est plutôt les chenilles et les papillons. Son métier a rejoint sa passion et ensuite son affectation au poste de responsable d’un site national d’observation de l’évolution de la biodiversité. Sa spécialité de lépidoptériste la place aux avant-postes du dispositif gouvernemental de surveillance du milieu naturel pour le bien-être des citoyens – en termes d’intitulé, l’administration se surpasse !

Cette instance a vu le jour au milieu du siècle dernier, ses grands-parents lui en parlent quand ils se remémorent leur vie à la naissance de sa mère.  Grand-père Zoran, voulait sortir des flots l’ancienne usine marémotrice noyée par la montée des eaux et la transformer en ferme flottante pourvue des toutes nouvelles turbines – ces ondulants tentacules lui font parfois l’effet d’être dotés de conscience, beurk ! 

Grand-mère Nevena promenait son ventre fécond le long du chemin des falaises tandis qu’un taxi volant atterrissait non loin sur la lande. Chacun connaissait l’existence de tels véhicules, mais très peu pouvaient se vanter d’en avoir vu un exemplaire surgir à ses pieds.

De ses flancs descendit un groupe hétéroclite d’experts venus examiner le projet du grand-père qui, résigné, s’attendait à accueillir des fonctionnaires tatillons aux limites du supportable. Au lieu de ça – et c’était notable au point d’avoir intégré l’histoire de la famille – des hommes et des femmes de terrain, observateurs attentifs des lieux et des gens, des usages, des pratiques culturelles locales, et bien d’autres choses encore jusqu’à l’étude des populations de lépidoptères, le questionnaient à satiété  pour son plus grand ravissement.

Zoran contait la lande et ses habitants comme personne dans la région. Il vivait le désarroi des oiseaux en hiver, la détresse des plantes succombant aux mâchoires infatigables des chenilles. Il trouvait là un auditoire à sa mesure et surtout des conversations horizontales. C’était son expression : le qualificatif ultime pour désigner ce qui est juste, honnête et droit, c’est horizontal comme la lande, le trait de côte, la mer. Cette notion d’équilibre s’accompagnait donc en retour d’une somme monumentale d’informations, de renseignements, une foultitude de connaissances mise à la disposition  de notre cher conteur, pour notre plus grand plaisir.

Kéren, sa mère, naquit dans ce climat de bienveillance mutuelle sur une terre dorénavant couvée, observée avec l’attention que l’on accorde à un bien précieux.

Le même jour, la ferme commençait à produire. Les tentacules n’ont pas cessé d’ondoyer depuis – Brrr !

Kéren grandissait, la ferme s’élevait encore sur les flots grossissants, les effets des efforts tardaient à se faire sentir, Zoran avait vu juste.

Après l’obtention de son diplôme d’ingénieur en électro-production passive – et la rencontre de Vito, un jeune maïeuticien à la recherche d’un terroir d’adoption – elle travailla à l’usine familiale et ils s’installèrent, tout naturellement, dans l’éco-quartier. C’est grâce à sa persévérance que la ville devint autonome en électricité, après avoir atteint ce stade vital concernant son alimentation et ses besoins en eau.

Mon pèr’ me dit que les parents,

com’ des nids font des maisons.

C’est le sanctuaire des enfants

qu’ils soient sage’z’ou polissons.

Ma mère dit mon cher enfant

tu réfléchis com’ un oison.

A courir les amours, les amants,

Pas prêt’ à quitter la maison.

Émergeant de ses souvenirs, la charmante recenseuse de Rhopalocères aujourd’hui ne compte pas. Mais dans son ventre ils sont nombreux. Les battements de leurs ailes sont un supplice adorable, une danse musclée, le tango du frisson et de l’envie. Le souffle court – c’est l’émotion naissante – Mélissa se dirige vers la halle de l’Agora pour présenter publiquement les résultats de ses recherches.

Ce lieu d’expression l’impressionne depuis l’enfance. Elle le fréquente comme tous les habitants de la ville, d’abord pour rencontrer ses copines – comme tous les habitants de la ville – et pour écouter ses concitoyens – les parents de ses copines, et pire, ses parents ! – proposer des idées pour améliorer la vie en communauté et le respect du bien commun. Cette lourde responsabilité avait guidé sa vie jusqu’à la fin de ses études, et fait encore aujourd’hui partie des composantes de son être.

La fin de ses études, sa thèse, le public, les papillons dans le ventre, la montée sur l’estrade et… le discours.

« … en conclusion, la stabilité de la population d’insectes et plus particulièrement des papillons, qui sont d’excellents indicateurs de biodiversité, montre catégoriquement le retour d’un cycle régulier des saisons, caractérisées par des températures et des précipitations annuelles normalisées.

Ajoutez à cela un trait de côte peu mobile et le retour des baleines à bosse dans le champ d’éoliennes. Les membres du groupe de l’Observatoire national de l’évolution de la biodiversité ainsi que nos collègues de par le monde vous annoncent par ma voix que nous pouvons considérer le climat comme à nouveau stable ! »

Le reste du discours se perd entre remerciements couverts d’applaudissements et d’expressions de congratulations mutuelles entre les habitants. Le banquet organisé par la ville est pris d’assaut, la joie et l’ivresse gagnent les convives.

Passé ce moment de liesse générale, la sylphide s’éclipse discrètement pour se rendre dans son endroit préféré.

Une petite crique secrète dont je tairai l’accès afin de lui conserver sa tranquillité, qu’elle offre généreusement aux rencontres passionnées.

Sur l’air de la comptine populaire, Mélissa improvise de nouvelles rimes.

J’ai eu 20 ans en 2100

et vous remercie tendrement.

De son ventre, les papillons ont effectué leur mue imaginale. Dans la chaleur de cette fin de journée, leur danse se dessine sur les iris bleu délavé de son amant au fond desquels elle s’enivre de poésie, demande l’heure au vent, à la vague, à l’oiseau, à l’horloge et célèbre la vie, et le temps qui fuit …

…Un instant évaporé…

Le concert du crépuscule est à son apogée.

La bise maritime emporte l’iode mêlé aux parfums de la lande.

Sur un escarpement rocheux, la faune statufiée emmagasine des calories.

Le ressac des vagues est zébré du vol sonore des coléoptères.

Une pensée effleure la surface d’un brouillard cérébral…

… avant le silence… 

Com’ les marins avaient raison !

J’ vais lir’ le ciel et les saisons.

…et les sons de la nuit…

Thierry Andrieu

(  Muret, Décembre 2022 )

                                                                                                                  

Si par hasard vous trouvez l’accès à cette délicieuse petite crique, gardez le secret.    (*-’)

* La mue imaginale est la dernière que subit un papillon pour atteindre son stade adulte, appelé : imago.

Nouvelle lauréate du concours de d’unmondemeilleur.info

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