Lena pédale

De minuscules frisottis dansent à la bordure de mon front et de mes tempes. Seule l’eau de la douche est capable d’interrompre cette agitation un court instant. Quand je retire le turban autour de mes cheveux mouillés, j’ai l’impression que les petits diables qui vivent là-haut, à l’abri de mon regard, s’ébrouent, avant de se remettre en mouvement.

Je m’appelle Lena et j’ai douze ans. Je suis née le 20 mars 2044, ici, dans cette ville où j’habite avec ma famille. La grande baie vitrée du salon de notre appartement donne en contrebas sur l’entrée du théâtre, de l’autre côté de l’avenue.

Maman dit de moi que je suis d’un naturel joyeux. Il semblerait que je sois venue au monde avec, tout au fond, un sentiment de confiance originelle. Maman dit beaucoup de choses. J’aime rire et me sentir fondre dans la lumière du soleil. Il paraît que quand j’étais bébé j’observais tout à travers mes grands yeux bruns et adressais au monde qui m’entourait de larges sourires aussi malicieux qu’édentés. Aujourd’hui, mes dents se cachent derrière des bagues métalliques dotées de petits élastiques chargés de mettre un peu d’ordre dans ma bouche. Je me serais bien passée de cette mesure disciplinaire. L’orthodontiste a tout de suite compris que je n’étais pas enchantée. Pour me réconforter, il m’a proposé de choisir plusieurs couleurs d’élastiques. Depuis, je ris aux couleurs de l’arc-en-ciel.

Est-il possible qu’on rie moins quand on grandit ? La dernière fois que j’ai pleuré, c’était il y a trois ans, quand notre chat est mort. Anna, ma sœur, on a l’impression qu’elle enterre des chats tous les jours. Chez elle, un rien déclenche la production de liquide lacrymal, comme dit Maman. Elle a 15 ans et des boutons plein la figure. Je l’aime bien quand même.

Ma vie a changé il y a un an, le jour du printemps et de mes onze ans. C’est ce jour-là que j’ai reçu mon premier vélo officiel. C’était un samedi, une employée de la mairie a sonné en plein après-midi. Ça faisait au moins une heure que je lorgnais la jolie table dressée pour mon goûter d’anniversaire. Pas franchement le meilleur moment. Enfin, j’étais tout de même super heureuse. La dame a fait un petit discours, ma famille a applaudi, on a partagé les pâtisseries et on a filé en vitesse tester l’engin.

Et là, ça a été le coup de foudre ! Quel sentiment de liberté ! Je filais à toute allure dans le grand parc à la périphérie de la ville, plus heureuse que jamais. Je n’avais jamais eu de vélo aussi parfait, taille adulte par-dessus le marché. Léger et performant. Plus la peine de pédaler à fond pour rester dans la roue d’Anna ou de Maman ! J’étais en osmose avec la machine et je fendais l’air sans effort.

Quelques semaines avant mon anniversaire, j’avais été invitée à me présenter au département Affaires énergétiques et sociales de la mairie. Dans les six mois qui précèdent leur onzième anniversaire, tous les enfants de la commune reçoivent cette invitation. Libre à eux d’y répondre ou non. Des équipes spéciales les écoutent, les conseillent et définissent avec eux comment, à partir de leurs onze ans, ils pourraient s’impliquer davantage dans le fonctionnement la ville.

Moi, j’attendais ce moment avec impatience et j’ai tout de suite annoncé la couleur : mon truc c’était le vélo et j’étais prête à pédaler jusqu’à la lune pour contribuer à l’effort énergétique de la ville. En contrepartie de leur engagement, les volontaires perçoivent un petit salaire et bénéficient de certains avantages. D’un vélo extra, par exemple. Les fonctionnaires ont bien essayé de me présenter d’autres activités… avant d’abandonner en riant. Mon cas était limpide : je devais intégrer l’équipe Énergie. Je crois que ce qui leur a le plus plu, c’est que je rêve de participer aux épreuves de cyclisme des Jeux olympiques, preuve ultime que j’étais prête à avaler du kilomètre. Anna s’est aussi portée volontaire. Elle soutient l’équipe en charge du numérique et programme pour la ville deux heures par semaine et semble douée pour ça. Pendant qu’elle bidouille sur son ordinateur, elle écoute une playlist déprimante, les yeux cernés et le teint pâle.

Heureusement, tous les matins, elle pédale avec moi jusqu’au centre scolaire, ça lui rosit un peu les pommettes. Sur les derniers mètres, elle me sème pour que ses amies ne nous voient pas ensemble. Avec mon nouveau vélo, je pourrais la coller de près, mais je préfère largement faire semblant de ne pas pouvoir tenir le rythme. Ses cheveux bleus, ils sont franchement moches. Depuis mes onze ans, je rejoins le parking avec les bornes de chargement réservées à l’équipe Énergie et j’y gare ma bicyclette. À la fin de la matinée, je retrouve les autres élèves cyclistes de mon école pour rouler sur place pendant une heure ou plus, selon mon emploi du temps. Une prof de sport nous donne un code qu’on saisit dans notre casque de réalité virtuelle et on s’élance sur un parcours choisi pour nous. On en prend plein les yeux et on découvre des paysages du monde entier. Du vélo, on en fait vraiment tout le temps, pourtant personne ne râle parce que celles et ceux qui participent intègrent cette activité à leur programme d’entraînement sportif. Et puis, l’école ne fonctionnerait pas sans le courant produit avec nos mollets, alors on avance même si, certains jours, on prend davantage notre temps.

En dehors du collège, tous mes déplacements à vélo me permettent de produire une énergie précieuse qui est stockée dans une petite batterie hyper puissante que je connecte à la fin de la journée au réseau de la ville. Ça s’appelle allier l’utile à l’agréable, dit toujours Maman. Le fait est que je me sens responsable et ça me donne des ailes.

Maman, elle n’avait pas de vélo quand elle était petite. Elle m’a raconté qu’une guerre avait commencé le jour de ses sept ans, la forçant à partir vivre loin avec ses parents. Quand elle est revenue, les bâtiments ne tenaient plus debout. C’était trop dangereux. Alors les gens ont séché leurs larmes. Ils se sont réunis et ont décidé que c’était peut-être leur chance. Après tout, l’avantage quand on part de rien, c’est que tout est possible. Maman dit que la guerre leur a tout pris, mais qu’elle a échoué à la porte de leurs rêves. À la fin du conflit, la ville était dévastée mais remplie d’espérances. Ensemble, les gens ont décidé de la reconstruire à leur image autour du théâtre, cœur miraculeusement épargné de leur vie d’avant.

Les oiseaux étaient partis. Contrairement aux êtres humains, ils ne sont pas revenus tout seuls. Alors, dans toute la ville, on a érigé des immeubles entourés de grands terrains destinés à devenir des parcs. On a planté des arbres, on a aidé la nature à reprendre sa place sur les rives du fleuve. Et, peu à peu, les oiseaux aussi sont revenus. Maman dit qu’il y a un tas d’espèces qui ne vivaient pas là avant. Les oiseaux, c’est sa passion.

Bref, notre ville plonge ses racines dans le respect de la nature et des gens. Et pas seulement des adultes. Nous aussi, les enfants, nous pouvons donner notre avis et nous faire entendre, surtout à partir de notre onzième anniversaire.

Cet été, la canicule a eu raison de moi et, pendant quelques jours, j’ai un peu rechigné à pédaler, ce qui ne s’était jamais produit jusqu’à présent. Maman s’est inquiétée et puis elle m’a proposé de prendre quelques jours de vacances en famille. Sans vélo, sans ordinateur. Nous avons acheté des billets de train, direction la mer. Maman a loué une petite cabane en bordure de plage et, pendant tout le séjour, nous nous sommes contentées de nous raconter des histoires et de boire du thé en observant, ébouriffées, le mouvement des vagues et la forme des nuages soufflés par le vent.

Nous avons laissé aux embruns, aux reflets nacrés du sable, à l’odeur des algues séchées par le soleil et à la chorégraphie des mouettes dans le ciel le soin de s’occuper de nous. Jour après jour, nous avons rechargé nos batteries. Parfaitement requinquées, nous sommes ensuite rentrées à la maison pour retrouver, avec le plus grand bonheur, mon vélo, notre appartement et le théâtre de notre paisible existence.

Clarisse Bonanni-Böhlke

Nouvelle lauréate du concours unmondemeilleur.info

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