Le meilleur du monde

A mes filles, Nuna, pays, et Noor, lumière.

      Le continent Bonheur n’existe ni en géographie, ni en politique, ni en famille, ni en 1976, ni en 1980 et la suite, le Bonheur c’est vous et c’est maintenant. Ne l’attendez pas demain ou tout à l’heure, vous ne l’attraperiez jamais, vous ne pouvez être heureux qu’à l’instant même. 

Barjavel, 1976, in Le journal du dimanche

Noona avait fermement décidé, comme tout ceux de sa génération ou presque, que l’homme était une sale race, que la Terre se porterait bien mieux sans lui, que l’amour de toute une vie n’existait pas, que la fidélité était un moyen d’oppression des religions anciennes et qu’avoir des enfants, totalement irresponsable. Tout ce qui était vraiment beau et bon virait radicalement mauvais à un point donné : le saucisson, la naïveté, le chocolat, la lucidité, le sexe sans arrière-pensée, le vin… Et finalement, on mourrait seul, c’était une certitude.

Un bon suicide collectif aurait pu arranger tout cela mais on était traditionnellement attaché à l’idée de survivre. La plupart des gens ne voyaient pas plus loin que le bout de leur vie. Plus personnellement, elle adorait les apéros du vendredi soir avec ses copines, alors ça l’embêtait de lancer le mouvement. Le reste de la semaine, elle bossait comme une damnée, sans enthousiasme ou efficacité réelle, à un travail qui avait peu d’intérêt. Difficile de trouver un sens profond au traitement des dossiers administratifs d’une boîte de fret d’aliments pour hamsters et autres rongeurs de compagnie, qui passeraient leur existence enfermée dans de petites cages. Elle n’avait pas noué de liens avec ses collègues qui lui semblaient, au même titre, dénués d’intérêt. Elle geekait comme on respire, se réveillait pour suivre un fil virtuel sur des écrans de plus en plus légers. Tant qu’il y avait du feed, il s’agissait de découvrir chaque jour, en Tantales 4.0, les désastreuses nouvelles du monde. Selon la mode et les besoins politiques en termes d’occupation d’esprit du peuple, les thématiques variaient – taux de chômage, nouvelle épidémie, disparition de la planète…-, cadencées habilement de quelque conflit fratricide au sujet duquel on identifiait clairement les méchants et les gentils, communément reconnus sous les patronymes de « eux » et « nous », afin que nul ne soit tout de même trop déstabilisé. Il avait fallu rapprocher peu à peu les zones de guerre, car on s’était aperçu que les gens étaient moins concernés lorsque cela se déroulait trop loin : question de projection et d’identification.

Noona avait décidé de ne plus écouter ni regarder les nouvelles. De toute manière, c’est de bonne musique dont elle avait besoin pour se réveiller. Evidemment, les coupures électriques, de plus en plus fréquentes, par nécessité de sobriété énergétique, l’en privaient parfois. Le gaz était devenu bien trop cher à transporter et le pétrole était épuisé. Les véhicules n’étaient plus qu’électriques. Au 20ème siècle, on avait remplacé peu à peu les gestes humains par des machines, au point que l’on devait entretenir les fonctions primaires de nos corps sur des tapis roulants. L’homme s’était libéré du joug du soc et de la pioche et s’était redressé. Le 21ème  s’attachait quant à lui à remplacer la pensée par des algorithmes plus rapides et fiables que l’esprit humain. Si, après avoir trouvé des solutions pour arrêter de se casser le dos, nous pouvions en trouver pour éviter de se prendre la tête, ce serait formidable. Et Internet était né. Problème : les énergies nécessaires à faire marcher toutes nos belles inventions manquaient. Et les hommes ployaient à nouveau à demi, le front soucieux, baissé sur des petits carrés de lumière. Au jeu, on appelait cela reculer d’une case.

Noona regardait son temps et ses déboires d’un peu loin, tout en communiquant par Excel avec ses supérieurs. Pour le reste et pour le quotidien, que dire ? On avait pris l’habitude de s’habiller davantage, d’investir dans de bonnes chaussettes épaisses et des pulls dignes de ce nom puisque se chauffer devenait un luxe. Le froid, son talon d’Achille. C’était le plus dur. Un comble en plein réchauffement climatique. L’été était bien de plus en plus chaud. On mettait les anciens, de plus en plus anciens, dans des espèces de salles frigos géantes où on les occupait en les faisant jouer au bingo assis sur des chaises à dos droit équipées de coussins anti-escarres. Noona constatait que les gosses s’habituaient mieux qu’elles à ces yoyos du thermomètre. Peut-être que courir partout aidait ? Ils couraient sous le soleil brûlant, puis riaient en dérapant sur la glace. Le spectacle de cette énergie intérieure la rafraîchissait et la réchauffait mieux que toute autre. Pourtant ces enfants, tôt ou tard, de plus en plus tôt d’ailleurs, se transformaient inexorablement en ados. Aussi terriblement lucides que maladroits, ils adoptaient alors cette démarche un peu traînante et fixaient le monde de leurs grands yeux ouverts, blasés, surinformés, sur-avertis. De plus en plus tôt, la réalité labourait leurs rêves et les réseaux sociaux fauchaient impitoyablement leur estime d’eux-mêmes, empoisonnant leurs relations sociales. Plus de baston dans les cours, yeux dans les yeux : place aux bashings en ligne. Ça, les parents absents, l’avenir sombre, alors voilà : le taux de suicide des très jeunes avait monté en flèche… Les gosses faisaient la grève de la vie. Cette tendance était le dernier épouvantail relayé par la presse. Mais celui-là, personne ne l’avait vu venir. Ce n’était pas un fake : des gamins mettaient fin à leurs jours avant même de rouler leur première pelle. En rentrant du collège, une petite Jade, un peu ronde, un peu mal fagotée, tout juste onze ans, avait sauté dans la Seine, arrimée à son cartable si lourd avec un câble de téléphone. Elle n’était pas remontée. Sans rien demander, elle était devenue un symbole, aux côtés de Toussaint et Aimé, Sitting Bull et Malala, de la blonde Gwyneth et la brune Masha. Pourquoi elle ?  On ne savait pas très bien. Peut-être parce qu’elle avait choisi d’en finir sur la voie publique plutôt que dans l’intimité de sa chambre, peut-être cette désespérance d’héroïne romantique avant l’heure. La Tournelle n’étant pourtant pas le Pont des Arts. Les réseaux qui avaient fortement contribué à la tuer se chargèrent en tout cas de construire sa légende. Le drame fit des petits. Il y eut des mouvements collectifs de suicides où des groupes de pré-ados se donnaient rendez-vous, comme on l’aurait fait pour une rave dans les années 1990, afin d’en finir. Partout dans le monde, il y avait des ponts et des tours, des arbres au pire. Il pleuvait des anges boutonneux. Une prise de conscience des grands flamba, avivée aux boucles rousses de la chevelure de Jade. Les adultes se mirent à craindre que le monde ne s’éteigne avant même qu’ils n’aient fini de le cramer. Noona les entendait parler, au bureau, dans la rue. Les parents étaient désespérés. Qu’avaient-ils fait ? Mon Dieu, qu’allaient-ils faire ?

   On en était là quand c’était arrivé. La tuile dont on se dit qu’elle ne peut arriver qu’aux autres : aux plus pauvres, aux plus mal organisés, aux plus éloignés. Mais c’était arrivé partout, sans distinction, à tous, brutalement.

Tout s’était éteint. Et rien ne s’était rallumé. Ni les lumières, ni Internet. Rien. Le blackout.

Ce jour-là, Noona était au travail, dans un bâtiment sans charme d’une ville reconstruite à la hâte après avoir été rasée par les bombardements de la Seconde Guerre mondiale. Elle tenait à la main (tous se rappelleraient où ils étaient et ce qu’ils faisaient à ce moment-là) une tasse emplie de café. Dans l’autre, une liasse de documents. Lorsque cela survint, elle eut l’impression d’une seconde de pause, comme une virgule dans le temps tout entier. Un temps de stupeur dont on sentait l’épaisseur mondialisée. Le temps de cette ponctuation, sa main gauche s’ouvrit en lâchant les feuilles qui s’éparpillèrent, tandis que les doigts de sa main droite se crispèrent sur la tasse par réflexe afin d’en préserver le contenu. Après cette ponctuation dans le déroulement des choses, le temps indéfini d’une parenthèse, des bruits humains éclatèrent comme des feux d’artifice dans ce faux silence incroyable. Incongru. Toutes les voitures, les écrans, les usines s’étaient tues faisant place aux voix troublées, interjections hautes, chuchotements inquiets. Noona ouvrit la fenêtre du bureau. Ses voisins se penchaient, pour voir si c’était éteint partout. Noona perçut nettement le bruissement des feuilles des arbres de l’avenue, et au fond, le claquement du vent dans les haubans du port, ponctué des cris des oiseaux de mer. D’après les récits, on saurait bientôt que partout on entendit alors les oiseaux. Ils n’avaient jamais quitté les cieux. Quant à la lumière, elle ne se ralluma pas. Nulle part. Ce n’était plus possible.

Après un bref moment de stupeur, il fallut en passer par l’inévitable. Panique, pillages, crises d’angoisses, évidemment. Ces scènes eurent lieu partout dans les pays dit développés, dans les mégalopoles du monde entier, dans toutes les villes.  Mais de l’énergie d’un certain désespoir, désordonnée et vaine, nourrie des incertitudes et de l’écroulement d’un système, naquit l’imprévisible. Cette apocalypse de petits joueurs – la nature aurait sans doute vu les choses en plus grand si cela n’avait tenu qu’à elle : une fin du monde autrement plus meurtrière, plus explosive ou déferlante, quelque chose qui claque davantage qu’un simple doigt sur l’interrupteur – enfanta ce qu’on appellerait le Grand mouvement. Partout, en effet, les gens s’étaient levés, comme si leurs corps démusclés et leurs cerveaux embrumés n’avaient attendu que ce moment pour se tendre à nouveau. L’humanité bouillonnait. Elle ne voulait plus se rasseoir. Cela ne rimait à rien de rester terré. Nul danger duquel se cacher. Le danger était dans l’inaction. Chaque homme se trouva finalement une occasion de rester debout. Comme une traînée de poudre dans un champ d’artificier éclataient des manifestations colossales où bientôt les soldats eux-mêmes rejoignirent leurs femmes et leurs fils, leurs frères et leurs filles, pour se tenir debout et ne plus obéir. Il ne s’agissait pas de revendications de bouts de ficelle, mais de cris de libération véritables. En vrac, ici sous la menace d’armes archaïques, fourches et bâtons, là à coup de refus massifs d’obtempérer, se délitaient les tyrans et les groupuscules camés jusqu’à l’os de poudre et de certitudes, qui maniaient la peur acérée en poignard pour soumettre leurs semblables, femmes, hommes, enfants, pas de la bonne opinion ou croyance, couleur, sexualité ou culture. Vint le temps des règlements de compte avec les autres oppresseurs, plus confidentiels, ceux à bonne conscience en étendard, ceux qui manipulaient avec dextérité dollars et stock-options à des niveaux défiant l’entendement, vendant à tour de bras des chars, des mines et autres pépites de mort, pratiquant gaiement les petites putes arrivées de loin et les tables raffinées. Oui. L’ordre économique et politique ancien avait fondu comme neige au soleil avec la disparition de l’exploitation des énergies telles qu’on la connaissait, révélée brutalement pour cette coupure électrique générale. Il avait suffi d’une carte pour que le château s’écroule.

Pour ce qui était de la vie quotidienne, les petits villages et les espaces de désert démographique s’adaptèrent plus vite. Dans les rares zones du globe où l’on était habitué à se passer d’électricité, on regardait, étonnés, les autres s’agiter à ce point, de loin, puisqu’on était déjà habitué à vivre à côté d’eux sans les côtoyer vraiment. Bientôt, on consulta ces oubliés du progrès, pour leur demander comment on pouvait s’organiser. Ils devinrent passeurs d’un savoir précieux dont tous se moquaient l’instant d’avant. Le monde du Nord réalisa, choqué, que le Sud allait le prendre par la main pour lui apprendre. Le Sud pillé, vandalisé, réduit à mendier, humilié, un genou à terre. Celui-là même.

Le nouveau monde s’organisa. On choisit de ne pas enseigner aux enfants les frontières anciennes afin que la prochaine génération ne les intériorise ni comme un poids ni comme une nostalgie. Les pires schémas sociaux et horreurs historiques se reproduisaient si aisément, si on n’y prenait pas garde. De toute manière, tout le monde était plus ou moins logé à la même enseigne à présent. Les psychanalystes, psychologues, psychiatres, sages, sorciers et éclairés de tous poils, travaillaient néanmoins attentivement (temps infini retrouvé grâce à la baisse drastique des nombreuses pathologies liées au stress dans leur patientèle), au fait que cette omission ne devienne pas un trou noir déstabilisant dans l’inconscient collectif. Ce n’était donc pas un tabou, aucun livre n’avait été brûlé, aucun récit interdit, mais les lignes imaginaires tracées par l’homme entre les peuples étaient traitées comme une chose de l’ancien monde, parmi d’autres.

Dans ses cheveux, chacun glissait une fleur, une plume ou une feuille, pour parler du droit à la légèreté retrouvée. On avait déjà oublié que cela aurait très clairement fait ricaner tout le monde avant le Blackout. On s’attelait de toute part à construire un monde meilleur. Il fallut changer son rapport à la mort. Accorder une place à la gentillesse. Remettre de l’élégance dans l’humour. Réapprendre à manier l’ironie avec délicatesse. Réhabiliter la différence. Gérer la douleur. Libérer la parole. Respecter le silence. Hisser la curiosité comme valeur principale. Inviter celui qui avait vécu dans la rue tout ce temps à apprendre à celui qui avait toujours vécu à l’abri de murs. S’adresser à celui qui avait pris une vie sabbatique, de découvertes d’ailleurs et d’émerveillement, de fonctionnement parallèle. C’était comme si un sablier géant venait de s’inverser, mettant l’ordre du monde sens dessus-dessous.

Noona s’adapta bien mieux qu’elle ne l’aurait pensé. La première fois qu’elle mit les mains dans la terre pour planter quelque chose qui devrait la nourrir, elle prit du plaisir, y mit beaucoup d’espoir. Elle vivait dans un endroit où l’on recevait l’entêtement et un bon sens rural en héritage. Le matin, elle se levait tôt, attachait ses longs cheveux simplement lavés à l’eau, mais qu’elle prenait le temps de longuement démêler en regardant le soleil se lever. Elle observait ce qui hier était de l’ordre de l’infiniment petit, se passer sur le pas de sa porte, dans sa rue. La jeune femme avait intégré un groupe local qui se réunissait régulièrement. On faisait ça le soir puisque tous profitaient au maximum de la lumière du soleil pour faire les travaux dehors : on rapportait les nouvelles du quartier, des villes voisines, redécouvrait les jeux de société, se racontait des anecdotes. Des histoires de rien, où les paysages étaient ceux du jour même, de la grève au petit matin et des murs de granit au soleil, où les héros étaient les grands chênes, la voisine aux bigoudis ou le chien têtu avec sa tache blanche. Des amis, des petits couples racontaient les rencontres, des amitiés et des amours choisies. Un marin disait des aventures au loin. Beaucoup de vieux venaient et racontaient juste leur vie. Précédemment, on ne les voyait plus trop dehors, à part pour acheter leur baguette et se rendre péniblement chez le médecin. Tout était devenu bien trop rapide pour eux. Comme par magie, progressivement, ils étaient réapparus sur la place publique et il semblait que leur vieux dos se redressait un peu. Noona, elle, racontait des trucs aux enfants. Ça venait un peu comme ça, sans réfléchir, comme si elle avait connu ce récit depuis toujours :

                  « L’homme, aveuglé par la déflagration, se tint immobile une seconde puis s’agita dans tous les sens, battant l’air de ses bras et courant au hasard. Cela ne donnant rien que des courants d’air, il finit par s’asseoir. Finalement, au lieu de batailler comme un damné pour retrouver la lumière perdue, son paradis artificiel, il ouvrit les yeux sur le noir. Il se rappela qu’il était apparu dans le noir. Ses yeux commencèrent à s’habituer à l’obscurité. Il vit alors que les étoiles avaient repris possession du ciel, et il trouva cela beau. Les bêtes qui vivaient à ses côtés, peu troublées, lui montrèrent comment recommencer à se nourrir. Au lieu de s’entretuer avec ses semblables comme on eût pu le prévoir, il retint enfin une leçon. Si on avait continué comme cela, le monde, et l’avenir du monde, à savoir les enfants qui feraient les hommes et les femmes, leurs espoirs infinis, leurs joies immenses et leurs rires spontanés, auraient disparu. L’homme réalisa qu’il avait bien de la chance et sourit. Tous ces sourires dans le monde firent une lumière d’une autre nature et la terre en fut bien aise. »

Les enfants l’écoutaient et écoutaient les vieux, même quand ils ne comprenaient que confusément, même quand les vieux redisaient souvent la même histoire. A se tenir ainsi à écouter des mots, les adolescents aussi redécouvraient leur part d’enfance. Pour eux, le sevrage avait été particulièrement brutal. Fini la communication ininterrompue avec le monde, les amis véritables parfois, virtuels souvent. Ils avaient dû apprendre à écrire des lettres qui prenaient le temps de la voiture de poste à cheval pour arriver à destination. Les charrettes et autres chars à bancs du pays s’étaient vus réhabilités en un clin d’œil. Les hommes avaient poussé toutes les voitures à l’abandon sur les côtés des routes. Elles servaient de cabanes pour les plus jeunes et d’habitat pour les gens de passage.

Le monde semblait enfin presque parfait.

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Noona se réveilla. Sentit sa main brune caresser la peau de sa hanche. Décidément, elle faisait des rêves de fou maintenant. Celui-là, il était dans le top ten. C’était sûrement de ce qui se tramait à l’intérieur. La veille encore, ils s’étaient demandés s’ils ne faisaient pas une connerie monumentale. Cela faisait si peu de temps qu’ils se connaissaient finalement. Mais ce matin, elle était sûre. Peut-être qu’elle changerait d’avis ce soir. L’incertitude la fit sourire. Le doute, c’est ce qui maintenait la vivacité de l’esprit disait toujours son père. Elle repensa à son monde nocturne. Elle secoua la tête. Pas besoin de grand bug, de Blackout ou de je-ne-sais-quoi. Tout ça, c’était réalisable maintenant. Jour après jour. Le monde actuel apportait son lot de cadeaux. Voir ceux qu’elle aimait, même à l’autre bout du monde. Savoir ce qui s’y passait. Cuire un gâteau au chocolat sans aller ramasser du bois. Connaître son arrière-grand-mère ramenée deux fois au pays des vivants, et qui riait plus fort qu’elle malgré son âge. Savoir que son pote, parti si jeune, au moment où il était entre la vie et la mort, grâce à cette petite pompe qui avait fait battre son cœur un peu plus longtemps, avait pu faire vivre d’autres personnes, parce qu’on avait pu lui prélever ses organes de jeune gars beau et fort.

User de tout cela avec parcimonie et l’apprécier à sa juste valeur. Tout ce qui était apparu dans ce beau rêve était possible. Sciences et technologies, on ferait avec ou sans.  Quoi qu’il en soit, l’esprit humain était un cheval au galop. On ne l’arrêterait pas. C’était son propre de créer. L’humanité ne tenait pas au renoncement à ses inventions, mais à sa capacité à imaginer et s’émerveiller à s’en faire battre le cœur fort, pour des riens, pour des moments évanescents, des choses qui ne dureraient pas. Alors peut-être oui, qu’on allait se cramer de temps en temps. Il y aurait toujours des Icares pour se laisser griser et s’approcher trop du soleil, mais pouvait-on arrêter d’essayer de faire mieux, de chercher des solutions ? Après ce rêve, elle croyait encore plus fort aux moments. Ceux de plaisir et ceux de tristesse, ceux de feu et ceux de cendres, ceux  d’amour et ceux de haine, parce que les ressentir signifiait qu’on éprouvait le truc le plus dingue qui soit, aux côtés des arbres de la forêt et des bêtes, le simple fait d’être en vie. L’expérience valait tout et on avait le pouvoir d’en faire quelque chose de fou. Le corps à côté d’elle était chaud. Elle se pelotonna contre lui. Et ça, ça existerait toujours. Ce possible-là. Un amoureux, une amie, une mère ou un frère, voire l’écorce rugueuse d’un fût, se blottir ensemble comme au temps des cavernes. Personne ne pourrait leur enlever cette énergie inépuisable.

Dans l’encadrement de la fenêtre assez basse, comme il y en avait par ici, dont ils ne fermaient jamais les volets pour ne pas rater la lumière – il avait des angoisses lorsqu’il faisait un noir artificiel, celui de l’enfermement, comme dans ce camion où il avait failli étouffer -, les branches du mimosa égayaient d’une myriade de petites boules jaunes le ciel gris doux.  Elles les savait duveteuses et odorantes. Cette plante avait choisi de défier les lois. Les règles de la botanique étaient mises en berne par ce petit arbre moqueur qui au lieu de respecter le moment où luminosité et chaleur lui indiquait le bon moment pour fleurir, conservait en coutume et en réminiscence d’autres rivages, le temps de l’été austral pour s’épanouir, en plein hiver breton.

Un rayon de soleil barrait les nuages lourds de pluie.

Il se leva. Elle le trouva si beau avec ses yeux collés et ses cheveux en bataille. Elle aimait ses fesses et son dos. Les lignes d’une sculpture sombre. Dans sa poitrine, quelque chose se serrait à suivre cette courbe délicate. Un vertige. Quand elle lui disait, il riait en la traitant de folle. Il était arrivé d’un autre continent, une famille d’ici l’avait hébergé. Les voisins et amis, méfiants au début, avait été conquis par son courage et sa force de caractère. Sa douceur aussi. Touchés par ses colères. Il y retournerait, et changerait des choses. Pas les belles et les bonnes, les autres.

Lorsqu’il la regardait, lorsqu’il lui prenait la main doucement, lorsqu’il lui disait qu’il ferait de ses peurs une énergie, qu’il ne renoncerait à rien, lorsqu’ils riaient ensemble, alors elle recevait des décharges en plein cœur, comme lorsque parfois un envol d’oiseaux, venus se rassasier sur un pré fraîchement retourné, ou le bruissement de son pas dans les feuilles d’automne et l’odeur de la terre de bruyère mouillée lui faisait monter les larmes aux yeux de bonheur.

Il lui disait des choses comme le monde est bien fait, on aurait pu ne pas se rencontrer sinon, comme tu es belle, quelle chance j’ai, je suis fier de toi, ou on pourrait rester comme ça tout le temps, non ? Elle était tombée sur le meilleur du monde. Et il l’avait traversé juste pour arriver à elle.  Ça aussi, ça le faisait rire. Il disait, dans son anglais teinté d’ailleurs,

« It’s more because I was dead scared than because I dreamt of your blue eyes, you know. »

Qu’importe. Il était son Blackout. Ils avaient raison.  Ils allaient faire tout ce qui était dans ce rêve. Peut-être pas tous les jours, peut-être pas assez, peut-être même pas ensemble toujours, mais avec suffisamment de conviction pour que d’autres les suivent. A eux deux, ils pouvaient tout commencer.

Elle se leva, leur fit du thé, léger mais parfumé. Elle se versa une tasse, et l’enserra entre ses doigts. Plaisir fulgurant que ce geste-là. Comme une incantation magique, il protégeait de tous les maux du monde. La première gorgée réchauffa tout l’intérieur de son corps. Elle était encore en simple chemise, trop grande pour elle. Une à lui, qui lui servait à elle pour dormir. Elle était élimée au col et toute douce aux poignets qui restaient ouverts, car c’était une de ces chemises qui demande des boutons de manchettes, don d’une bonne œuvre quelconque. L’envie lui prit d’avancer jusqu’à la porte et de l’ouvrir. Elle marcha pieds nus dans l’herbe humide. Il y avait des jours comme ça où l’on ne sentait pas les frimas, juste la liberté immense d’être sous ce ciel lumineux. Ses orteils se soulevèrent un peu mais la plante de ses pieds sentait la terre féconde, par endroits, et les brins d’herbe et les premières pâquerettes, dont les cœurs jaunes faisaient des petites boules. Ces fleurettes n’étaient pas grandes, à peine remarquées, pourtant ses préférées car elles annonçaient le printemps, comme les hirondelles dans les romans d’enfance.

Elle l’entendit derrière elle, se retourna. Il se tenait dans l’encadrement de la porte qui semblait petite en comparaison de son envergure. Il était grand et ses bras étaient longs. Faits pour enlacer et porter. Il souriait de la voir en chemise dans le jardin. Il tenait lui aussi une tasse de thé. Il ne se parlèrent pas. Parfois ils se battaient avec leurs mots pour se faire comprendre des détails de leurs vies tellement différentes. Parfois, ils en inventaient juste pour eux. Ou, comme maintenant, peut-être les moments où ils se comprenaient le mieux, ils ne disaient rien. En ne se disant mot, ils décidèrent de sortir. Ils marchèrent pour sortir de la Ville Close.

L’horizon les attendait là. Le spectacle prenait plus de place que le récit, racontait en cet instant plus d’histoires, et charruaient en vagues plus d’émotions que tous les lendemains du monde.

Ils se tenaient juste la main devant l’océan. Derrière eux, les murs de pierre de l’ancienne cité fortifiée. Devant eux, l’immensité de l’eau salée et le monde entier. On n’entendait rien de la ville et de cette cathédrale de silence des hommes jaillissaient la puissance et la présence omnisciente du dehors. Demain, elle pourrait être seule que peu importerait, elle gardait cela pour toujours. Pour l’heure, la vie était en elle et commençait se faire sentir. Il y avait une main dans la sienne.  Il suffit d’une main que l’univers vous tienne. Elle n’avait plus peur. Le monde était merveilleux de ces étincelles qu’un miracle suffisait à faire tenir le feu pour toute une vie. Un jour, elle mourrait seule. Ce n’était pas effrayant, parce que tous ces souvenirs d’humanité et de nature immense étaient en elle. Elle participerait alors encore et encore au monde, et resterait pour l’éternité au creux de ceux qu’elle aimait, et dans les choses autour d’eux. La solitude ne serait qu’un écrin pour le reste, à l’intérieur. Le monde le plus beau était le seul qu’ils avaient, nul besoin d’en imaginer d’autre. Tout était encore à faire, à inventer. Tout était possible.

Mariam Sheik Fareed, également autrice du roman, Le syndrome de l’accent étranger paru chez Babelio

Nouvelle lauréate du concours d’unmondemeilleur.info

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