La clé

Qu’est-ce que je fous là ? Je suis seule, au milieu de tous ces gens qui parlent fort, qui rient. D’autres qui dansent, seuls, en couple, ou même à plusieurs, dans des rondes qui n’en finissent pas de tourner. Le groupe joue fort, mais ne parvient pas à couvrir les éclats de voix. J’aperçois Zoé de l’autre côté de la pièce. Elle discute, je crois qu’elle sourit, elle rit même, mais je ne parviens pas à voir avec qui. Moi, je ne ris pas du tout. J’attends, depuis quinze minutes déjà. Et je me sens vraiment bête d’être venue jusqu’ici ! Tout ça à cause de cette maudite clé ! Oui, c’est ça. Quand j’y repense, je me dis que je ne serais pas là sinon.

Tout part de cette bête histoire de clé. Ça s’est passé un matin. Devant la porte de ma chambre, je farfouillais dans les différentes poches de mon manteau. Elle était forcément quelque part cette foutue clé. Juste avant, j’étais sortie me balader dans le parc, à l’aube, comme chaque jour. Dans le manoir, tout le monde dormait encore. Comme c’était agréable, ce calme, cette précieuse fraîcheur du début de printemps. J’avais admiré le spectacle de la brume qui s’élève, au fur et à mesure que la nature s’éveille sous la caresse des premiers rayons du soleil.

Et voilà qu’il m’était impossible de savoir où était passée cette clé. Et pourquoi diable n’avait-on pas de double? Ce serait quand même plus pratique ! Alors que je commençais à m’énerver en plongeant frénétiquement mes mains dans toutes mes poches, le claquement d’une porte s’est fait entendre à l’étage, suivi de bruits de pas dévalant les escaliers en bois. Arrivant à ma hauteur, Zoé m’a salué chaleureusement, prête à continuer sa course. Elle s’est stoppée dans son élan en constatant ma mine contrariée. «  Un problème ? », m’a-t-elle demandé en fronçant les sourcils. Je lui ai expliqué la situation, la balade, la clé perdue. Elle avait dû glisser de ma poche, elle devait être là, dehors, quelque part. « Ah ok, j’ai eu peur en voyant ta tête !  Mais ne t’inquiète pas, c’est pas bien grave, on va la retrouver ! », m’a-t-elle lancé. Je n’ai pas dû avoir l’air convaincue, puisqu’elle a repris : « Bon, ce que je te propose, c’est qu’on aille prendre le petit déjeuner, et après on ira voir comment on peut faire pour régler ça avant que j’aille en cours. Ok pour toi ? ». J’ai acquiescé. Adorable, cette Zoé, toujours prête à aider. Elle avait emménagé au manoir presque un an plus tôt, le jour de ses vingt ans. Sa gentillesse, sa joie de vivre… Elle m’avait tout de suite plu. Je n’ai jamais eu beaucoup d’amies. Mais j’ai décidé que Zoé avait gagné le droit d’en faire partie.

Je l’ai donc suivie en direction de la grande salle du manoir, pour le petit déjeuner. Elle était encore vide, personne à table. Le temps de faire couler le café, les premiers résidents pointaient le bout de leurs nez. Léon, comme d’habitude, n’avait pas bien dormi. Max, comme d’habitude, ne prononça pas un mot avant d’avoir ingurgité la dernière goutte de son café. Alors que je terminais ma tartine, la grande salle s’était peuplée de quasiment tous les habitants du lieu. Zoé en a profité pour demander si certains voulaient bien nous aider à retrouver ma clé. J’ai dû raconter ma petite histoire de la matinée, qu’elle était probablement tombée de ma poche, mais que je ne savais pas exactement où. C’est à ce moment-là que Max, sortant enfin de son nuage matinal, a lancé : «Vous devriez passer aux Dépanneurs, je crois qu’ils ont un détecteur de métaux, ça peut être plus efficace… et plus marrant ! » Zoé, charmée par l’idée, s’est tournée vers moi : « ça ne coûte rien d’essayer, non ? » Certes, ça ne coûtait rien. Moins qu’un serrurier en tout cas. C’est donc comme ça qu’a commencé toute cette histoire. Ce matin-là, Zoé m’a embarquée dans la petite chariote rattachée à son vélo, et on s’est mises en route.

Je ne m’étais encore jamais rendue aux Dépanneurs. C’est un ancien bâtiment où, avant, ils vendaient des voitures. Maintenant, c’est un endroit entièrement dédié à rendre service à chaque personne qui s’y présente. À la fois recyclerie, ressourcerie, café-réparation, objethèque… tout le monde peut y trouver son bonheur. Il y a quelques employés et des bénévoles. D’ailleurs, Max et Zoé y vont de temps en temps, pour donner un coup de main entre leurs cours.

Arrivée sur place, j’ai été ravie par le lieu. Une dizaine de personnes s’affairaient, ici pour réparer des objets, là à fouiller dans des bacs qui n’avaient pas encore été triés. Le tout dans une ambiance agréable d’entraide, ponctuée de discussions, de rires. Et c’est là que je l’ai rencontré. Avec Zoé, on s’est dirigées vers un type occupé à démonter ce qui ressemblait à une vieille radio. Il était de dos. Il ne nous a pas vues entrer. « Salut Eliott », a lancé Zoé. Il s’est retourné, un tournevis en main. « Je te présente Alice. Elle a perdu sa clé dans le parc du manoir ». Il a seulement répondu « Bonjour ». Il est resté me regarder, et m’a adressé un sourire. Je dois l’avouer, à ce moment-là, mon cœur a fait un petit bond dans ma poitrine, une pointe de douleur furtive qui coupe momentanément le souffle. Comme si l’organe lui-même était à la fois surpris et ravi de rencontrer cet homme. Par ailleurs plutôt bel homme, d’après mon analyse. Des yeux rieurs et un sourire charmeur. Puis Zoé a coupé court à mes divagations mentales en reprenant la parole. « Max nous a dit qu’il y avait un vieux détecteur de métaux qui traînait dans le coin, ça pourrait nous aider… tu sais où je peux trouver ça ? ». Il a lancé un « ouais, bien sûr ! Ne bougez pas, je reviens ! » Puis, il a disparu entre les étagères remplies d’objets. Il est revenu quelques minutes plus tard avec le détecteur de métaux, qu’il a tendu à Zoé. Il s’est tourné vers moi. « J’espère que ça vous aidera, pour votre clé » a-t-il déclaré, toujours en souriant.

Et en effet, ça a aidé. Grâce à cette machine, j’ai récupéré ma clé en un temps record. Tout le monde a ensuite voulu essayer l’appareil. On ne sait jamais, des fois que le parc du manoir renfermerait des trésors… Je suis retournée aux Dépanneurs le lendemain, avec Zoé, pour rendre le détecteur. Mais Eliott n’était pas de service ce jour-là.

Et me voilà ici, à attendre. Je sens que ça bout, au fond de moi. Un mélange de sentiments que je peine à identifier… Quelle idiote ! Je n’aurai pas dû écouter Zoé, je n’aurai pas dû venir. Et puis qui écrit encore des lettres ? Franchement !

Quelques jours après cette petite péripétie, Zoé est venue frapper à la porte de ma chambre. Elle avait l’air toute joyeuse. « J’ai quelque chose pour toi ! ». Et elle m’a tendu une petite enveloppe, vierge. À l’intérieur, une lettre. « C’est Eliott qui m’a demandé de te la donner ». Je l’ai lue. Il disait qu’il était heureux que nos routes se soient croisées. Qu’il avait été touché par mon sourire franc et mon regard pétillant. Que ça n’était pas dans ses habitudes de contacter des femmes de cette manière mais qu’il avait cette fois décidé de sauter le pas, qu’il voulait mieux me connaître. Et que si je le souhaitais, je pouvais le retrouver au Bal de la Lanterne le jeudi suivant. À la lecture, j’ai ressenti une sorte de plaisir enfantin, touchée, émue, et presque fière d’avoir, semblait-il, réussi à plaire alors que ça ne me paraissait même plus imaginable. Mais j’ai tout de suite prévenu Zoé : c’était hors de question. Quelle idée, un bal, avec un homme croisé une seule fois ! Ce serait gênant, à coup sûr ! Non. Zoé, surprise par ma réaction, s’est assise sur le rebord de la fenêtre, les mains posées sur les cuisses, et m’a regardé fixement. « Moi, je pense que tu devrais y aller ». Elle a insisté comme ça plusieurs minutes, en utilisant des armes de persuasion qui ont fini par faire mouche. Après tout, elle n’avait pas tort. Il n’y avait pas de raison d’avoir peur, ni rien à perdre. Et puis, c’était une occasion de sortir un peu. Mes excursions en dehors du manoir et de son parc se faisaient plus rares ces derniers temps, c’est vrai. Et les rencontres, le lien avec les gens et l’extérieur, c’est important. Elle m’a proposé de m’accompagner. Pour me rassurer sûrement.

J’ai donc fini par dire oui. Je me souviens du sentiment qui était le mien lorsque Zoé a quitté ma chambre ce jour-là. Un mélange de joie, d’impatience et de peur. Ou alors, c’était peut-être plutôt quelque chose comme du stress, ou de l’angoisse. En me couchant ce soir-là, j’ai essayé de me ressaisir, de rationaliser tout ça. Pourquoi avoir peur ? Après tout, il ne peut pas m’arriver grand-chose, et je ne suis plus une enfant. Voyons ce que la vie peut encore me réserver, me suis-je dit, avant de m’abandonner à mes rêveries.

Le jeudi du bal est arrivé, inévitablement. J’ai passé un temps fou à me préparer. Ça faisait quand même bien longtemps qu’on ne m’avait pas proposé un rencard. Quels vêtements ? Quelles chaussures ? Quelle coiffure ? J’ai fouillé dans mon placard pour en sortir quelque chose qui tenait un peu la route. J’ai essayé d’arranger mes cheveux comme je le pouvais. Rien que ça, ça m’a fatigué. J’ai opté pour un rouge à lèvres plutôt discret. Une petite touche de parfum. Et me voilà ici, dans ce bal, toute apprêtée, à attendre. Ridicule.

Je sens que la joie et l’impatience ont maintenant laissé place à la déception et, il faut le dire, un peu de colère. Il me pose un lapin, tout de même ! Alors que j’aurais pu rester tranquillement dans ma chambre, avec un livre et une bonne tisane. J’ai l’impression de revivre mes premières grandes déceptions d’adolescente, quand Noé, le garçon qui me plaisait, avait finalement décidé de demander à une autre fille de sortir avec lui. J’en avais pleuré, à l’époque. Pendant des heures. Mais je ne suis plus une ado. Qu’est-ce que je croyais, au juste ? Qu’une femme comme moi, à quatre-vingt-cinq ans, peut encore espérer une belle histoire d’amour avec un sombre inconnu ?  

Vingt minutes de retard. C’est trop, il ne faut pas exagérer. Je me dirige comme je peux vers Zoé, toujours occupée à discuter. Je veux rentrer. Tout ça, ce n’est plus de mon âge de toute façon. Sur le trajet, un homme surgit devant moi. « Alice ? ». Elliot est là, il est venu. Toujours aussi bel homme, ses cheveux gris légèrement en bataille. Mais je ne peux m’empêcher de lui lancer un regard noir, pour lui faire comprendre mon mécontentement. En voyant l’air navré qu’il me retourne, je me radoucis. « Je suis vraiment désolé, Alice. J’ai été un peu retardé aux Dépanneurs… et ensuite je me suis rendu compte que la roue de mon vélo était dégonflée… et je… enfin je suis désolé de ce retard… ». Je sens d’un coup mon agacement, mes peurs s’envoler à mesure qu’un sourire se dessine sur mes lèvres. Même adolescente, je ne me souviens pas m’être sentie aussi mièvre. Tant pis. Je lui demande s’il compte me faire danser. À mes mots, il s’approche, et retire timidement la canne de ma main avant de me proposer son bras. Je m’appuie sur lui. Je le sens encore fort et vigoureux malgré l’âge et les cheveux blancs. Malgré mes douleurs à la hanche, ça fait bien longtemps que je ne me suis pas sentie aussi jeune.

Anaïs Mallardé.

Nouvelle lauréate du concours d’unmondemeilleur.info

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